Analyse d'une décadence
Un fait demeure d’ailleurs frappant : c’est que les plus lucides observateurs de la société du XIXè siècle ne se sont pas contenté d’incriminer le virus révolutionnaire, sans souligner l’incroyable lâcheté ou sottise des « bien-pensants ». Qu’on lise Drumont, Péguy, Léon Bloy ou Bernanos et l’on voit que leurs verges s’en vont frapper certaines « autorités sociales » défaillantes, douillettement abritées dans leur confort ou leurs préjugés, ou leurs routines, et qui n’ont point su peser de toute leur puissance, au moment opportun, sur le plateau de la balance où mouraient, en combattant, des héros que personne ne soutenait dans leur effort de réaction. «Quelle déplorable armée il nous faut conduire ! » écrit Montalembert à Veuillot, au milieu du XIXe siècle, en parlant des catholiques de l’époque.
Si au XXè siècle la France qui fut naguère la nation la plus puissante et la plus enviée de toute l’Europe, si cette France s’est effondrée brusquement, après deux guerres, en laissant apparaître la désorganisation des familles, le pourrissement des classes dirigeantes, l’absence des personnalités et des chefs, et surtout la veulerie universellement répandue, la ruée vers l’Etat socialiste distributeur de prébendes et d’assurances confortables sur toutes les difficultés de la vie, l’effroi devant les responsabilités, l’esprit de fonctionnarisation envahissant tout, comme au temps où il jetait bas l’Empire de Rome, reine de l’Occident, ce cataclysme est évidemment dû aux doctrines que la Révolution de 1789 avait fait triompher ; mais nous devons chercher sans ménagements à savoir si ce triomphe de 1789 n’aurait pu être jugulé, jusqu’à rester l’une de ces erreurs sanglantes mais passagère dont l’histoire est remplie et qui n’eurent pas de prolongements ...
[...]
Les penseurs réactionnaires savaient bien que cette destruction de l’homme avait été réalisée par l’oubli préliminaire des grandes lois dont Bossuet disait déjà « qu’on ne pouvait y toucher sans ébranler tous les fondements de la terre », et qu’un lecteur de Frédéric Le Play, en 1875, appelait ces «lois sociales, vieilles comme le monde, aussi certaines et aussi fixes que celles qui régissent les étoiles ». Les penseurs réactionnaires savaient cela ... mais ils ont mal démontré la valeur de leur résistance au monde qu’ils critiquaient ! Nous verrons que, le plus souvent, ils n’aperçurent pas l’ampleur du changement qui s’opérait autour d’eux. Protégés par les cadres encore puissants de la société ancienne, ils n’étaient pas directement blessés dans leur vie quotidienne par l’assaut du monde nouveau. Depuis les émigrés de la Révolution qui attendaient chaque année, pour le printemps suivant, le retour de l’ordre ancien, jusqu’aux contemporains du comte de Chambord qui, en 1875, bâtirent de leurs mains la constitution de la IIIe République, en pensant qu’elle serait toute prête pour le retour de leur roi, les réactionnaires crurent trop souvent lutter contre des obstacles éphémères, contre des adversaires passagers, contre des destructions sans lendemain ; ils crurent se trouver placés dans une guerre aux limites prochaines, qui leur permettrait donc de refuser le plus souvent le combat, de s’en tenir éloignés par dégoût et par mépris.
Là où il aurait fallu des chevaliers du XIIe siècle, bardés de leur bouclier sans fêlure, brandissant leur épée aux côtés de leur croix, pour forcer le nouveau monde barbare à tenir compte de leur présence salvatrice, il n’y eut souvent que des privilégiés nostalgiques, des doctrinaires hautains, des traditionalistes momifiés ou aigris, des « prophètes du passé » reclus dans l’immobilisme et surtout d’incorrigibles discoureurs, de ces hommes dont Drumont devait dire un jour « qu’ils croyaient avoir agi quand ils avaient parlé ».
Extrait de : "Les doctrines sociales en France et l'évolution de la société française"
de Marie-Madeleine Martin
(G.A.R) Source : http://actionroyaliste.com/articles/regard-empirique/957-analyse-dune-decadence